La clause de non-concurrence
I. Introduction
Il est courant qu’un contrat par lequel une entreprise cède ses activités à une autre contienne une clause de non-concurrence. Une telle clause prévoit que l’entreprise cédante s’interdit, pendant une période limitée et dans un espace géographique déterminé, de concurrencer les activités de l’entreprise cessionnaire. L’objectif est d’empêcher que l’entreprise cédante s’installe à proximité de l’entreprise cessionnaire pour capter la clientèle acquise par cette dernière.
La plupart du temps, la clause de non-concurrence détermine à l’avance la méthode de calcul ou le montant précis de l’indemnité que la partie qui s’engage devrait payer à l’autre si jamais elle violait son engagement ; il s’agit, en d’autres mots, d’une évaluation forfaitaire du dommage que cette violation occasionne à celui qui la subit.
Cependant, la mise en œuvre d’un tel mécanisme est malaisée. En effet, il est difficile d’obtenir la preuve de sa violation. Certaines entreprises sont donc parfois tentées d’avoir recours à des moyens illégaux pour se ménager la preuve de l’obligation de non-concurrence souscrite par l’entreprise cessionnaire. La question se pose toutefois de l’admissibilité, en justice, d’une preuve obtenue illégalement.
Une autre difficulté liée à la mise en œuvre d’une clause de non-concurrence concerne la reconnaissance du caractère proportionné, au regard du dommage réellement subi, de l’indemnité forfaitaire contractuellement convenue. Or, un juge peut tout à fait réduire le montant fixé par convention si celui-ci s’avère, selon lui, disproportionné.
Une décision récente du Tribunal de l’Entreprise de Liège, prononcée le 26 juillet 2022, synthétise les principes applicables à l’admissibilité des preuves en justice et à la proportionnalité des indemnités en matière de non-concurrence.
II. Le jugement du Tribunal de l’entreprise de Liège du 26 juillet 2022[1]
- Les faits
En 2018, la SRL P., une entreprise de courtage en assurances, cède son fonds de commerce lié à l’exploitation de l’agence F à la SRL D, avec qui elle travaille depuis plusieurs années. La SRL P. conserve cependant et continue d’exploiter le fonds de commerce de l’agence B.
La convention de cession du fonds de commerce de la SRL P. à la SRL D. prévoit une clause de non-concurrence interdisant à la SRL P. de concurrencer les activités de la SRL D. pendant une période de deux ans sur un territoire déterminé.
Elle prévoit également – en sens inverse – une clause de non-concurrence dite « clause de protection de la clientèle de la cédante » interdisant à la SRL D. de démarcher, contacter ou conclure des opérations avec les clients de la SRL P. attachés au fonds de commerce de l’agence B. Ces clients sont listés dans une annexe à la convention.
La violation de l’une ou l’autre de ces clauses entraîne, selon la convention, l’application d’une indemnité fixée forfaitairement à 150 000,00 € par manquement.
En 2020, la SRL P. a assigné la SRL D. pour violation de la clause de protection de la clientèle en réclamant 150 000,00 € de dédommagement.
Afin de prouver que la SRL D. a contacté et conclu des opérations avec des clients de la SRL P., cette dernière imprime, en présence d’un huissier de justice, l’intégralité de l’agenda numérique du gérant de la SRL D. auquel elle a toujours accès en raison de leur collaboration passée.
- Les moyens de défense de la SRL D
La SRL D. a avancé deux arguments : premièrement, l’agenda en question a été obtenu de manière illégale, c’est-à-dire en violation le RGPD en ce que l’agenda de D. était une donnée personnelle protégée. Cet élément de preuve devait donc, selon elle, être écartée des débats.
Deuxièmement, en tout état de cause, le montant forfaitaire de 150.000,00 € était disproportionné par rapport au dommage qu’aurait réellement pu subir la SRL P. et devait, en conséquence, être diminué par le juge.
- Décision du Tribunal
1.
En ce qui concerne la question de la légalité de la preuve apportée par la SRL P., le Tribunal rappelle que les agendas professionnels sont considérés comme des données personnelles protégées, mais que le Règlement général sur la protection des données (RGPD) autorise le traitement de ces données par des tiers dans « l’intérêt légitime » poursuivi par ces derniers.
Or, dans cette affaire, l’agenda en question a été obtenu à des fins probatoires dans le cadre d’une procédure judiciaire, ce qui constitue un intérêt légitime.
Cependant, cet agenda couvre une période allant de 2011 à 2020, alors que la clause de non-concurrence ne s’applique qu’à la période allant de 2018 à 2020. Par conséquent, l’obtention de ces données personnelles ne poursuit pas totalement l’intérêt légitime d’obtenir une preuve dans le but de la produire en justice, et l’obtention et la production de cet agenda dans son intégralité doivent être considérées comme illégales.
Malgré cela, le Tribunal a décidé de permettre la production de cette preuve.
En effet, se fondant sur un arrêt de la Cour de cassation du 14 juin 2021, le Tribunal dit pour droit que la production d’une preuve illégale ne pouvait être écartée que dans trois hypothèses : (1) si la loi le prévoit, (2) si la fiabilité de la preuve est compromise ou (3) si les droits de la défense sont compromis.
Or, en l’espèce :
- aucune loi n’imposait d’écarter une preuve obtenue en violation du RGPD ;
- la fiabilité de l’agenda n’a pas été compromise (dans la mesure où son contenu a été constaté par huissier de justice) ;
- les droits de la défense ont été respectés, car la partie adverse a eu la possibilité de contester cette preuve.
2.
En ce qui concerne le montant forfaitaire de 150 000 €, le Tribunal a considéré que ce montant correspondait à 14% du chiffre d’affaires annuel généré sur les 3 000 clients composant le portefeuille de l’agence B. Ceci laisse supposer que les parties craignaient une perte de 420 clients (soit 14% des 3.000 clients susmentionnés) sur une période de deux ans, soit la durée de validité de la clause de non-concurrence.
En l’espèce, le Tribunal n’a trouvé aucune raison de considérer que cette évaluation était disproportionnée par rapport au préjudice réel subi par la SRL P. ou que la mise en œuvre de cette clause revêtait un caractère abusif.
III. Qu’en retenir ?
Cette décision présente une synthèse des solutions applicables aux problèmes couramment rencontrés en pratique.
D’une part, elle rappelle en effet que la production en justice d’une preuve obtenue illégalement ne sera pas automatiquement écartée par le juge.
À moins que la loi n’en dispose autrement, que la fiabilité de la preuve n’en soit altérée ou que les droits de la défense soient violés, une preuve obtenue illégalement peut être produite en justice, en particulier si la partie qui s’en prévaut peut démontrer qu’elle n’avait pas d’autre moyen de prouver que ses allégations correspondaient à la réalité.
D’autre part, en ce qui concerne la question de savoir si une indemnisation forfaitaire est proportionnée en cas de violation d’une clause de non-concurrence, les juridictions pourront tenir compte d’autres éléments chiffrés du dossier pour se prononcer.
Ainsi, un lien raisonnable entre le montant de l’indemnisation et le chiffre d’affaires réalisé avant la cession de l’entreprise peut être pertinent. D’autres éléments objectifs peuvent également être pris en compte, selon le cas d’espèce.
Il est donc conseillé de fixer le montant de l’indemnité forfaitaire en référence à un ou plusieurs éléments objectifs, le cas échéant mentionnés dans la convention elle-même ou dans son préambule.
Xavier DEFOY – Avocat au Barreau de Liège–Huy
[1] T.E., Liège, Div. Namur, 26 juillet 2022, J.L.M.B., 2023/1, pp. 7 à 17.